CHAPITRE PREMIER

Le Vioter s’approcha prudemment du feu de bois. Il ne distingua aucune construction alentour, seulement la plaine infinie inondée de ténèbres.

— Venez partager notre repas, sire ! insista la femme.

Vêtue de hardes effilochées et puantes, comme l’homme et les deux enfants assis dans l’herbe, elle dévisageait le nouvel arrivant avec ardeur. Sa beauté s’inscrivait en filigrane sous les mèches ajourées de sa longue chevelure châtain.

Le Vioter identifia immédiatement les tumeurs nodulaires qui lui parsemaient le visage et le cou, sculptées par les lueurs tremblotantes des flammes : des lépromes.

Elle plongea la main dans un panier d’osier, en retira un pain rond, le rompit et en tendit un morceau à Rohel. Le contraste entre la mie d’une blancheur immaculée et ses doigts, également déformés par les lépromes noirs, avait quelque chose de choquant, de répugnant.

— Prenez, sire ! La lèpre de Thulla n’est pas contagieuse, dit-elle avec un sourire en coin. Voyez les deux enfants qui me restent : ils ne sont pas infectés, et pourtant je les embrasse chaque jour du cerve au moment du coucher… Voyez Chambalain, le sire ami qui a bien voulu prendre la place de mon époux défunt : il dort chaque nuit avec moi, frotte son corps sur le mien, mélange sa salive à la mienne, m’arrose régulièrement de sa semence, et pourtant sa peau reste aussi lisse et douce que celle d’un nouveau-né…

Le dénommé Chambalain, un grand escogriffe à la tignasse et à la barbe emmêlées, se fendit d’un grognement qui pouvait passer pour un acquiescement. Le Vioter se reprocha sa réaction hésitante devant l’offre généreuse de la femme : lors de ses missions pour le compte du Jahad, le service secret du Chêne Vénérable, il avait croisé à maintes reprises des individus contaminés par la lèpre de Thulla, et il savait que la maladie, éradiquée de la plupart des mondes recensés, n’était pas contagieuse. On l’appelait également la lèpre de l’espace, car le bacille avait été importé, trois millénaires plus tôt, par le Thulla, un vaisseau pirate en provenance de la Treizième Voie Galactica.

Il s’approcha de la femme et saisit le morceau de pain.

— Merci, dame…

Le pain avait un délicieux goût de seigle et de froment mélangés. Probablement intrigués par ses yeux d’émeraude, sa chevelure bouclée et sa combinaison verte frappée d’un chêne holographique sur le haut des manches, les deux enfants, un garçon âgé d’environ dix ans et une fillette qui n’avait pas atteint ses cinq printemps, ne quittaient pas le visiteur des yeux.

— Maintenant que vous avez mangé le pain, sire, vous ne pouvez plus refuser de partager le repas tout entier, reprit la femme. C’est la coutume de chez nous… Vous venez d’un autre continent… ou même d’un autre monde, n’est-ce pas ?

Le Vioter s’assit sur une grosse pierre à quelques mètres du feu. Il se ressentait encore des brûlures vives qu’avait provoquées la désintégration de la felouque du Chêne Vénérable. Il avait émergé de son hypsaut deux jours plus tôt, à la lisière de l’atmosphère de cette petite planète du Cou de la Tortue. La voix synthétique du système d’alarme avait tout à coup retenti, ne lui laissant pas le temps de lire les informations affichées sur l’écran-carte du tableau de bord : Évacuation immédiate dans un scaphandre autonome de survie… Évacuation immédiate dans un scaphandre autonome de survie… Il avait jeté un bref coup d’œil par la baie vitrée de la cabine de pilotage, n’avait remarqué aucun mouvement anormal autour de la felouque, aucun vaisseau menaçant, aucun orage magnétique… Il avait d’abord pensé que l’hypsaut, le saut quantique à travers l’espace, avait endommagé les circuits électroniques de surveillance. Puis la felouque avait été capturée par l’invisible champ magnétique qui ceinturait la planète, et la carène avait aussitôt commencé à rougir, à se gondoler, à se volatiliser en une pluie de microparticules enflammées. Le Vioter s’était rué dans la soute de secours, s’était glissé dans un scaphandre de survie et s’était éjecté quelques secondes avant l’explosion finale de l’appareil. Le champ magnétique n’avait pas désintégré le scaphandre, probablement parce qu’il était constitué de spunstène blanc, un alliage souple où les métaux n’étaient pas dominants.

Le Vioter avait actionné le dériveur assisté de la combinaison autonome, pénétré sans encombre dans l’atmosphère de la planète et entamé sa descente. Il avait atterri à proximité d’un village, seul relief digne de ce nom sur une étendue ocre et plate. Il avait à peine déverrouillé le hublot qu’une lourde odeur de sang, de bois et de chair carbonisés lui avait agressé les narines. Il avait aperçu des colonnes de fumée noire qui montaient des maisons dévastées, des corps d’hommes, de femmes et d’enfants brûlés, pendus, empalés sur des pieux ou cloués sur des portails de bois. Certains vivaient encore, poussaient des râles pitoyables, et leurs yeux exorbités l’avaient supplié de mettre fin à leur calvaire. Il avait dispersé les innombrables mouches rougeâtres qui, surexcitées par l’odeur et le goût du sang, se montraient particulièrement agressives, avait extirpé son vibreur mortel de la poche intérieure de sa combinaison et pulvérisé le crâne des agonisants. Puis il avait marché pendant deux jours, pestant contre la perte de la felouque, suivant la direction d’un gigantesque soleil bleuté dont les rayons ne parvenaient pas à transpercer l’épaisse chape de brume. Il s’était arrêté à la tombée de la nuit pour se reposer à même l’herbe détrempée. À l’orée du second crépuscule, l’éclat d’un feu lointain l’avait attiré.

Sous les sourcils broussailleux, les yeux sombres et renfoncés de Chambalain luisaient de méfiance. Il avait posé des morceaux de viande faisandée sur des pierres rougies par le feu et les tournait de temps à autre à l’aide d’une petite fourche de bois.

— Je vois que vous avez la défiance dans le cœur, sire, déclara la femme. Vous n’avez rien à craindre de nous : nous ne sommes pas des miliciens des Cohortes Angéliques, mais seulement les survivants d’une famille détruite, ruinée…

Les multiples déchirures de sa robe de laine, resserrée à la taille par une ceinture de tissu, dévoilaient en partie sa peau brune et sale.

— Les Cohortes Angéliques ? demanda Le Vioter.

— Les miliciens du culte néopur. Des bêtes enragées. Ils sèment la terreur dans le pays, exterminent sans pitié tous ceux qu’ils soupçonnent d’adorer le fer. Ainsi ont été empalés mon époux, mes deux fils aînés et ma sœur Giphelle… Votre ignorance trahit vos origines étrangères, sire. Prenez garde à vous : il ne fait pas bon être un hors-monde sur Kélonia… Je gage que votre machine à traverser le ciel s’est écrasée sur l’antifer.

— L’antifer ?

— Le bouclier magnétique qui protège Kélonia de toute invasion…

Le garçon se leva, contourna le foyer et vint s’asseoir aux côtés de Rohel. Si son corps était encore celui d’un enfant, son visage, ses yeux en particulier, étaient déjà ceux d’un vieillard. Il avait probablement vu davantage d’atrocités en une décennie que des hommes en plus d’un siècle sur d’autres mondes. Les mèches inégales de ses cheveux châtains se répandaient sur son front ridé, sur ses joues hâves, sur ses maigres épaules. À en juger par ses bras squelettiques, il ne devait pas manger à sa faim tous les jours, et Le Vioter prit subitement conscience du sacrifice qu’ils avaient consenti en lui offrant de partager leur repas.

— L’antifer a été installé en l’an 5012, précisa le garçon avec cet air important que confère le savoir. À la fin des grandes guerres de la Tortue. Le culte néopur a renversé l’ancien gouvernement de la reine Amigaëlle et déclaré tabous le fer et tous les métaux, jugés responsables des malheurs de Kélonia…

— Plus de trois siècles que ça dure ! maugréa la femme. Trois siècles !

Les images du village sinistré défilèrent dans l’esprit de Rohel, et il n’y décela aucune trace de métal, ni sur les traverses des portes, fixées aux panneaux à l’aide de chevilles de bois, ni sur les croisillons des fenêtres. De même, il croyait se souvenir que les outils appuyés contre les murs de pierre ou abandonnés dans la rue principale étaient en pierre taillée. Enfin, c’était avec des pointes d’ivoire ou d’os qu’on avait cloué les habitants sur les vantaux des bâtiments communs.

— Quels sont les moyens de transport sur votre monde ? demanda-t-il.

Les pieds nus de la femme frappèrent le sol à deux reprises. Chambalain, également démuni de chaussures, jetait des coups d’œil envieux sur les bottes de l’invité.

— Les pieds pour les pauvres, les chemalles pour les riches et les miliciens des Cohortes Angéliques ! répondit-elle. N’escomptez pas repartir un jour de Kélonia, sire. Vous n’y trouverez aucune machine à traverser le ciel en état de marche, même chez les adorateurs secrets du fer… Et si par miracle vous en trouviez une, vous ne réussiriez pas à traverser l’antifer…

Chambalain piqua sa fourche dans un morceau de viande et le tendit d’assez mauvaise grâce à Rohel. La femme partagea en cinq parts égales le pain rond à la croûte dorée. Bien que grillée, la viande conservait un fort goût musqué. Le Vioter s’efforça d’ignorer le lent écœurement qui le gagnait, autant pour ne pas froisser ses hôtes que pour calmer sa faim, inassouvie depuis deux jours.

— Ce n’est pas souvent que nous avons la chance de manger de la viande, dit la femme en s’essuyant les lèvres d’un revers de manche. Chambalain a piégé un rat des plaines avant-hier. Il nous faut des forces pour nous rendre à Iskra. Si vous ne savez pas où aller, sire, accompagnez-nous. Dans moins d’une semaine débutent les consultations quinquennales de la pythonisse du Temps…

— Elle apparaît tous les cinq ans dans le bassin du Temps, dit le garçon qui avait surpris le regard interrogateur de Rohel. Les anciens disent que le bassin est un vestige du grand fleuve du Temps qui a submergé la planète il y a des milliers d’années de cela. La pythonisse voit le futur et aide les gens à affronter leur avenir.

— Yvain, si tu veux vraiment avoir l’air d’un savant, ne parle pas d’une légende comme d’une vérité ! intervint la femme. Nul ne sait d’où vient la pythonisse. Les prêtres néopurs l’ont annexée à leur culte et n’autorisent que les lépreux à pénétrer à l’intérieur du bassin. Je te l’ai déjà dit cent fois : tu ne seras pas admis à la consulter !

Le garçon se tut, mais la résolution farouche qui s’affichait sur ses traits tourmentés indiquait qu’il ne renoncerait pas aussi facilement à son projet.

— Si vous choisissez de nous accompagner, sire, vous devrez changer de vêtements, ajouta la femme. Les vôtres vous feraient immédiatement repérer et, je vous le répète, il ne fait pas bon être un hors-monde sur Kélonia. Dormez tranquille : vous avez jusqu’à demain matin pour prendre votre décision.

La nuit tombait sur la plaine. Aucune étoile, aucun satellite ne brillait sur la voûte céleste tendue d’un velours noir et profond.

 

Des bruissements étouffés tirèrent Le Vioter de son sommeil. Le feu s’était éteint mais il distingua, se découpant sur le rideau de ténèbres, une ombre compacte et furtive qui progressait dans sa direction. Il glissa lentement la main dans la poche intérieure de sa combinaison et agrippa la crosse de son vibreur. Il entendait la respiration régulière des enfants, recroquevillés en chien de fusil à quelques pas de lui. Les rafales d’un vent piquant colportaient des odeurs tenaces de transpiration, de viande froide et de cendres.

Un éclair fugitif creva l’obscurité juste au-dessus de lui : une courbe parabolique, décrite par un instrument effilé et blanc. Il se jeta sur le côté, roula sur lui-même, perçut le choc sourd de l’arme qui se fichait dans le sol, le juron de dépit qui s’échappait de la gorge de son agresseur.

Le Vioter se rétablit sur ses jambes et braqua le vibreur sur l’ombre accroupie, ahanante, qui tentait d’arracher la lame profondément enfoncée dans la terre. Une première onde mortelle traça un sillon rectiligne et vint percuter une motte de terre sèche à quelques centimètres de mains crispées sur le manche d’un poignard d’ivoire. Avant de se dissoudre dans les ténèbres. L’onde jeta une lueur livide sur une face bestiale, encadrée d’une longue tignasse et d’une barbe emmêlées.

La voix enrouée de la femme brisa tout à coup le silence nocturne.

— Chambalain ! Où es-tu passé ?

— Il est ici, dame ! dit Le Vioter.

— Ce vaurien vous aurait-il créé des ennuis, sire ?

— Il a simplement tenté de m’égorger…

Elle se leva, sortit deux longues allumettes de son panier d’osier, en frotta une sur une pierre plate. La flamme vive dispersa les ténèbres, modela le bras, le buste dénudé et le visage inquiet de la femme, révéla les cendres et les pierres du foyer noircies par le feu, souligna les corps endormis des enfants, débusqua enfin la silhouette d’un Chambalain hagard, terrorisé, tremblant comme un animal pris au piège.

Elle remonta rapidement sa robe sur ses épaules et s’avança vers Rohel. Les jeux d’ombre et de lumière se modifiaient à chacun de ses pas. Des senteurs de résine s’exhalaient de l’allumette – davantage une torche qu’un simple ustensile d’allumage – qui se consumait en émettant un subtil grésillement.

La femme s’immobilisa à trois pas de Chambalain et le dévisagea d’un air méprisant.

— Chez toi, il n’y a plus que la queue qui soit encore droite et fière ! cracha-t-elle d’une voix forte. Cet homme est mon invité. En violant les lois de l’hospitalité, c’est moi que tu as trahie.

— Ce n’est qu’un hors-monde, couina Chambalain. Je voulais seulement lui prendre ses bottes, pas le tuer…

Ses yeux épouvantés revenaient sans cesse se poser sur le vibreur de Rohel. Lorsque l’onde scintillante avait jailli de la gueule du canon, il avait cru que la foudre d’une entité supérieure s’était abattue sur lui, que cet être au physique et aux vêtements étranges était descendu des cieux pour le punir de ses crimes.

— Je savais que tu ne valais pas grand-chose, reprit la femme, mais j’aimais la chaleur et la vigueur de ton corps. Je pensais que tu n’étais pas tout à fait mauvais parce que tu n’hésitais pas à mêler ta sueur à celle d’une lépreuse…

— Que faisons-nous de lui ? demanda Le Vioter.

— Il mérite dix mille fois la mort ! Cette agression sur votre personne n’est rien en comparaison des horreurs qu’il a commises avant d’échouer dans ma maison. C’était un membre de la secte de l’Acier Trempé, l’aile la plus fanatique des adorateurs du fer. Ces gens-là ne combattent pas seulement les Cohortes Angéliques du culte néopur : ils razzient régulièrement les campagnes, volent le bétail, pillent les greniers, violent les femmes, tuent les hommes et les enfants.

— Pourquoi l’avoir gardé près de vous ?

Elle leva des yeux larmoyants sur Le Vioter.

— Pour deux raisons, sire : la première, c’est que j’ai été émue par son air de chemalle battu, la deuxième, moins avouable, c’est que je mourais d’envie de serrer un homme dans mes bras. Bien peu nombreux sont ceux qui acceptent de couvrir une lépreuse, et pourtant, croyez-moi, les lépreuses ont beaucoup d’amour à recevoir et à donner… Votre arme donne la mort à distance n’est-ce pas ?

Le Vioter hocha la tête.

— Alors tuez-le ! lâcha-t-elle d’une voix sourde.

L’allumette était maintenant brûlée sur les deux tiers de sa tige, et le halo doré de la flamme vacillante se rétractait, capitulait peu à peu devant les ténèbres environnantes.

— Vous n’avez plus de compassion pour lui, dame ? Plus d’envie ?

— Il y a longtemps que j’ai oublié la notion de pitié… Quant à l’envie, j’apprendrai à m’en passer…

À cet instant, une rafale de vent souffla la flamme agonisante de la tige enduite de résine. Figée dans l’obscurité, la femme ne craqua pas la seconde allumette dont elle s’était munie, sans doute pour offrir à Chambalain une ultime chance d’échapper à la mort. Contrairement à ce qu’elle prétendait, elle ressentait encore une certaine forme de tendresse pour cet homme fruste qui n’avait pas hésité à se frotter à ses lépromes. L’union de leurs corps avait noué des liens affectifs plus profonds qu’elle ne voulait se l’avouer.

Aiguillonné par la peur, Chambalain se releva et se fondit comme un voleur dans la nuit noire. Le silence absorba peu à peu le bruit de ses pas.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas exécuté, sire ? Trop de misérables de sa sorte errent sur les plaines.

— Vous ne le souhaitiez pas, dame. Je suis votre invité, et donc votre obligé.

— Votre esprit est autant aiguisé que vos réflexes, sire ! Les hommes comme vous sont rares sur Kélonia. Mais je suppose que, même si je vous en faisais la demande pressante, vous refuseriez de prendre la place de ce vaurien. Et je vous comprendrais : je suis plus encore souillée par sa semence, sa sueur et sa salive que par la lèpre de Thulla. J’étais une femme riche, adulée et respectée autrefois. Voyez ce que je suis devenue : un ventre en voie de putréfaction.

Son visage et son cou blafards crevaient le rideau de ténèbres. Les larmes roulaient maintenant sur ses joues, se faufilaient entre les tumeurs nodulaires.

— Dame, je ne prendrai pas sa place parce qu’une femme m’attend à des millions d’années-lumière de votre monde, murmura Le Vioter.

— Ne vous croyez pas obligé de vous justifier, sire : cela retentit comme la pire des insultes. Je m’habituerai à la froidure de la nuit, et il me reste un espoir : le bassin du temps… Je suis Mangrelle, épouse de feu Joséphain Verprez, mère d’Yvain et de Mizelle, les deux enfants que les mânes de mes ancêtres ont bien voulu épargner !

La manière dont elle avait prononcé ces noms résonnait comme un défi jeté à la face de l’univers.

*

Trois jours de marche leur furent nécessaires pour traverser la plaine en friche. Les réserves de pain et d’eau étaient épuisées depuis plus de vingt-quatre heures quand ils aperçurent, émergeant de la brume, un chariot bâché tiré par deux chemalles, des animaux domestiques aux pattes larges et puissantes, au long cou coiffé d’une crinière courte et rêche, à l’échine surmontée d’une bosse.

— Un marchand ambulant ! s’écria Mizelle, tenaillée par la faim et la soif.

La fillette se mit à hurler et à agiter les bras pour attirer l’attention du cocher. Ses longs cheveux clairs dansèrent sur ses épaules.

Dame Mangrelle extirpa une bourse de cuir de la ceinture de sa robe, en dénoua le lacet et en écarta les fronces du pouce et de l’index.

— Il ne me reste que dix kélonis, dit-elle en fronçant les sourcils. À peine de quoi acheter du pain et de l’eau…

Le marchand ambulant, un gros homme chauve vêtu d’une pèlerine brune, immobilisa ses chemalles, empocha prestement les kélonis, des pierres polies, rondes, frappées du sceau néopur, et donna en retour quatre pains rassis et trois gourdes de peau remplies d’une eau trouble et croupie.

— Comprenez, dame, la farine est de plus en plus difficile à trouver, plaida-t-il d’une voix grasseyante. Les agriculteurs en ont assez d’être saignés à blanc par les Cohortes Angéliques et les adorateurs du fer. L’un après l’autre, ils désertent leurs terres, et les plaines se transforment en friche. Bientôt, les mauvaises herbes et les ronces empêcheront mes chemalles de passer et je devrai renoncer à mes tournées. Le malheur s’est abattu sur Kélonia, dame.

La combinaison verte, le physique peu commun et le regard glacial de Rohel l’intriguaient, l’inquiétaient même – davantage que les tumeurs de dame Mangrelle, car il lui arrivait fréquemment de croiser des groupes de lépreux dans les plaines – mais, s’il était pressé de décamper, il s’efforça de ne rien en laisser paraître. Gagnés par la nervosité rentrée de leur maître, les chemalles renâclaient et tapaient des sabots. Leurs courtes oreilles pointues étaient parcourues de frémissements, leurs flancs rebondis palpitaient, de fines volutes de vapeur s’élevaient de leurs robes feu et luisantes, des flocons d’écume s’évadaient de leurs larges naseaux et de leurs gueules entrouvertes. Le Vioter ne remarqua aucun anneau ou œillet métallique dans les harnais, dans les colliers, les sellettes, les sous-ventrières, les sangles, les culerons ou les barres de fesse. De même, les quatre roues du chariot étaient entièrement composées de bois, hormis les moyeux et les essieux, taillés dans des blocs de pierre noire.

— La nuit va bientôt tomber et j’ai encore une longue route à faire, dit le marchand en se tortillant sur son siège. Le bonsoir, dame et sire, et prenez garde à vous : des hordes de l’Acier Trempé rôdent dans les parages. Que les mânes de vos ancêtres vous accompagnent…

Il empoigna ses guides de cuir tressé et donna le signal du départ d’un claquement de langue. Le Vioter, qui s’était placé devant les chemalles, agrippa les larges muserolles et empêcha l’attelage de s’ébranler.

Un voile grisâtre glissa sur le visage rougeaud du marchand.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Le pain et l’eau que vous avez livrés à dame Mangrelle sont impropres à la consommation.

— Je l’ai déjà dit, sire : on ne trouve pratiquement plus de pain frais et d’eau pure dans les plaines, bredouilla le gros homme.

— Permettez-moi d’aller jeter un coup d’œil à l’intérieur de votre chariot.

Rohel devait s’arc-bouter sur ses jambes pour contenir les chemalles, à la fois contrariés et effrayés par cet humain qui leur interdisait d’exécuter la volonté de leur maître. Les lèvres retroussées, ils blatéraient et donnaient de puissants coups de tête vers l’avant pour contraindre l’intrus à lâcher prise.

Un pâle sourire affleura la bouche lippue du marchand.

— À votre aise, sire. Calme, calme, mes tout beaux.

— Descendez ! ordonna Le Vioter.

Le gros homme se fendit d’un long soupir, secoua la tête, reposa les guides sur le banc du cocher, se leva, posa le pied sur le brancard puis sur le marchepied et descendit jusqu’au sol. À en juger par sa respiration saccadée et sifflante, son corps enrobé de mauvaise graisse n’appréciait guère ce genre d’exercice. Il remonta l’ample col de sa pèlerine d’un geste agacé et vint se placer aux côtés de dame Mangrelle, qu’il dominait d’une bonne tête. Tout en mâchonnant un bout de pain rassis, Yvain et Mizelle fixaient l’étranger d’un air stupéfait : c’était la première fois qu’ils voyaient quelqu’un s’en prendre à un membre de l’omnipotente guilde des marchands ambulants, les Kéloniens les plus redoutés après les miliciens des Cohortes Angéliques et les sectateurs du fer.

Les chemalles apaisés écartèrent les membres antérieurs et plongèrent le mufle dans l’herbe de la plaine, sur laquelle tomba un silence pesant, souligné par le doux friselis de l’immensité de verdure sous la brise. L’étoile de Kélonia teintait de bleu le manteau brumeux qui habillait le ciel.

— Vous êtes sûr de ce que vous faites, sire ? demanda Mangrelle à Rohel.

— Laissez donc cet individu agir à sa guise, dame, chuchota le marchand. J’ignore où vous l’avez recueilli, mais c’est visiblement un hors-monde, un impur. Il apprendra très rapidement ce qu’il en coûte de violer les coutumes des plaines.

Le Vioter contourna les chemalles, gravit souplement le marchepied et écarta les lourdes tentures qui occultaient l’entrée du chariot. Des senteurs d’épices, de farine, de résine, de savon et de graisse animale lui envahirent les narines. Un sentiment de danger l’étreignit tout à coup. Il trouva suspecte la facilité avec laquelle le marchand avait accédé à sa requête. Toutefois, il ne distingua rien d’autre, sous la bâche, que des barriques, des malles, des sacs suspendus et des huches fixées au plancher. La lumière du jour révélait également les monceaux de marchandises – bougies, allumettes, clous d’ivoire, outils en pierre et en bois… – qui jonchaient les étagères suspendues aux ridelles à claire-voie.

Il se dirigea d’abord vers une huche, en souleva le couvercle et entrevit des boules odorantes entassées les unes sur les autres. Les lattes du plancher craquèrent sous les semelles de ses bottes. De l’index, il appuya sur la croûte dorée d’un pain et s’aperçut qu’il était nettement plus frais que les quatre remis par le marchand à dame Mangrelle. À première vue, il était issu d’une fournée récente, et la mie n’avait encore rien perdu de son élasticité. Comme il l’avait deviné, le gros homme au regard fuyant avait tenté d’escroquer dame Mangrelle. Il réservait probablement ses marchandises saines à l’usage de ses clients réguliers – quel prix ces derniers devaient-ils payer pour avoir le droit de ne pas mourir d’empoisonnement ?

Le Vioter se servit de six pains et s’accroupit près du robinet d’une barrique. De sa main libre il donna un quart de tour à la clef, recueillit quelques gouttes de liquide sur la pulpe de ses doigts, s’en humecta les lèvres et la pointe de la langue. C’était de l’eau, mais elle n’était pas imprégnée du goût saumâtre de celle, croupie, que contenaient les gourdes.

La petite sonnette d’alarme qui résonnait en sourdine dans un recoin de son esprit se mit à hurler. Un grondement menaçant s’éleva d’une zone non éclairée du chariot. Il reposa les pains sur le plancher, plongea le pouce et l’index dans la poche intérieure de sa combinaison, saisit la crosse de son vibreur et se redressa.

À moins d’un mètre de lui, deux taches jaunes transperçaient la pénombre.

— Cet imbécile va comprendre ce qu’il en coûte de s’en prendre à un marchand de la guilde ! gloussa le gros homme.

Le grondement avait glacé d’effroi dame Mangrelle et ses deux enfants.

— Un lupus noir ! s’exclama Yvain.

— Exact, mon garçon ! approuva le marchand avec un détestable sourire. La guilde a obtenu du conseil milicien l’autorisation pour ses membres d’employer des lupus noirs dressés. Et tu sais ce qu’il va advenir de ce hors-monde ? Il va être réduit en charpie en moins de cinq secondes ! Pourquoi crois-tu que je l’ai autorisé à pénétrer dans mon chariot ?

Il se tourna vers dame Mangrelle.

— Je vous ai rendu un fier service, dame : si vos enfants et vous étiez arrivés en ville en compagnie d’un impur, vous auriez été bons pour l’empalement.

Yvain regretta amèrement de ne pas avoir dix ans et cinquante kilos de plus : il aurait volontiers sauté à la gorge du gros homme pour lui faire rentrer ses paroles dans la gorge.

Cycle de Lucifal
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